Dans une décision très attendue, un juge fédéral américain a estimé que l’utilisation de livres pour entraîner une intelligence artificielle ne constitue pas, en soi, une violation du droit d’auteur. Une décision qui pourrait faire jurisprudence, mais qui n’innocente pas totalement l’entreprise concernée.
Une affaire emblématique de l’intelligence artificielle
L’affaire opposait trois auteurs américains, dont Andrea Bartz, romancière à succès spécialisée dans les thrillers, à l’entreprise d’intelligence artificielle Anthropic. Cette dernière, à l’origine du modèle Claude, est accusée d’avoir utilisé sans autorisation des copies numériques d’ouvrages protégés pour alimenter sa technologie.
Les plaignants dénonçaient ce qu’ils considéraient comme un vol de leur travail intellectuel, exploité à grande échelle pour bâtir un outil d’intelligence artificielle désormais valorisé à plusieurs milliards de dollars. En clair : leurs romans auraient servi, sans compensation ni consentement, à faire fonctionner une machine qui peut désormais générer du texte en imitant des styles littéraires — y compris le leur.
Une utilisation « transformative » donc légale
Le juge William Alsup, chargé de trancher, a rendu une décision qui fait date. Selon lui, l’usage de ces œuvres par Anthropic est « hautement transformateur » : les livres ne sont pas reproduits tels quels, mais transformés en données statistiques et en modèles de langage, au service d’un outil créatif et interactif.
Dans le contexte du droit américain, ce caractère transformateur est un critère clé de la doctrine du « fair use », qui permet certains usages d’œuvres protégées sans autorisation, à condition qu’ils apportent une valeur nouvelle, une finalité différente ou un impact limité sur le marché d’origine.
Selon le juge, entraîner une intelligence artificielle à comprendre la langue et le style grâce à une grande quantité de textes relève de cette logique. Ce n’est pas une copie destinée à concurrencer le livre original, mais un usage technique qui transforme la fonction de l’œuvre.
Pas de rejet total : un procès aura lieu
Mais la décision n’est pas un blanc-seing pour Anthropic. Si le juge a reconnu le caractère transformateur de l’entraînement, il a refusé de classer l’affaire sans suite. L’entreprise devra répondre devant un tribunal de l’accusation d’avoir utilisé des copies « piratées » de certains livres — c’est-à-dire obtenues sans respect des circuits légaux de diffusion.
C’est là que l’affaire pourrait se corser. Car même si l’usage est jugé transformateur, le mode d’acquisition des contenus peut lui-même constituer une infraction. Si les juges ultérieurs estiment que les fichiers sources ont été obtenus de manière illicite, Anthropic pourrait être condamnée, non pour avoir entraîné une IA sur des livres, mais pour avoir violé les droits des auteurs au moment de constituer sa bibliothèque de données.
Une décision à portée globale pour l’intelligence artificielle
Ce jugement intervient dans un contexte où les litiges entre créateurs et développeurs d’IA se multiplient. De nombreux écrivains, artistes, journalistes ou photographes s’interrogent sur la manière dont leurs œuvres sont utilisées pour nourrir des modèles génératifs, souvent sans transparence ni compensation.
Aux États-Unis comme en Europe, les cadres juridiques peinent à suivre le rythme effréné de l’innovation technologique. Cette décision pourrait donc influencer d’autres affaires similaires, en clarifiant au moins une chose : l’entraînement d’un modèle sur du contenu protégé n’est pas automatiquement une violation du droit d’auteur, à condition que cet usage soit transformateur et respecte les autres obligations légales.
Entre créativité humaine et puissance algorithmique de l’intelligence artificielle
Ce débat touche à une tension fondamentale : celle entre la propriété intellectuelle des créateurs humains et le besoin de matière première pour entraîner les IA. Faut-il considérer chaque livre, chaque article, chaque chanson comme un matériau sacré, ou comme un élément d’un immense corpus de connaissance collective ?
Les auteurs, à juste titre, défendent leur droit à la reconnaissance et à la rémunération. Les développeurs d’IA, de leur côté, plaident pour un accès libre à l’information afin de créer des outils performants et utiles à tous.
Le jugement du juge Alsup ne clôt pas le débat, mais trace une ligne : l’innovation technologique peut s’appuyer sur la culture existante, mais pas sans condition. Et à l’ère de l’intelligence artificielle, cette frontière est appelée à être redessinée encore et encore.